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  • Photo du rédacteurAchille Jade

Un texte de Régis Debray


Paysage ousbek


« Dieu le Père, ce n’est pas le Un platonicien, le Principe intelligible, ni le « théos » d’Aristote, qui n’est qu’une fonction logique, la cause des causes, le Premier Moteur immobile du monde. Ce n’est donc pas le Dieu des philosophes sans identité ni contours, évasif et gazeux, le Dieu pensé de l’hénothéisme, qui ne demande que l’acquiescement et non l’adhésion, qui n’intervient pas dans l’histoire des hommes et ne prend à partie aucun égaré. C’est le Dieu d’Isaac, d’Abraham et de Jacob, non plus élusif mais intrusif, qui ne se contente pas de créer le monde pour aller se reposer ensuite, comme les dieux d’Épicure, qui nous regardent impassibles du haut d’un balcon. C’est le Dieu romanesque et épique, interventionniste et dramatique du monothéisme, qui fait rentrer l’Éternel dans l’histoire. C’est déjà un Être étonnamment ambigu puisqu’il allie, là est le coup de génie si l’on peut dire, deux qualités en principe incompatibles : la transcendance et la proximité. D’une part, il est radicalement extérieur au monde créé, au point que le nommer est déjà sacrilège, alors que tous ses prédécesseurs putatifs (avec lesquels on le confond souvent), comme le Aton d’Akhenaton ou le Président mésopotamien de l’Assemblée des dieux, restent en continuité avec la nature ou la société. Et d’autre part, cet Infini auquel la finitude humaine par définition ne saurait s’élever par ses propres moyens, (personne ne pouvant accéder au supra-humain par ses propres forces, le monothéisme ne peut être que révélé) ce Dehors absolu, donc, va hanter du dedans l’intimité d’un peuple élu, hébreu en l’occurrence, puis de tout le monde et de n’importe qui, avec la révolution chrétienne de l’intime conviction, ou de la foi personnelle. […] Cette sidérante synthèse du plus proche et du plus lointain, de l’éthéré et du ressenti, a conféré à ce mythe un pouvoir invasif considérable dans l’esprit des hommes. Pouvoir dont rien ne permet de dire qu’il est inusable ou éternel mais qui semble plus que jamais en service, au Proche et Moyen-Orient, aux États-unis d’Amérique, en Asie, en Amérique Latine, pour ainsi dire partout sur le globe sauf en Europe. Il ne faut pas faire porter au monothéisme la responsabilité d’un dédoublement qui existait bien avant Lui. La Grèce aussi avait double visage. Il y a l’Hellade lumineuse et sereine d’Athéna et la Grèce labyrinthique et ténébreuse du Minotaure. Et c’est la même. Apollon et Dionysos se côtoient. Mais il ne faut pas non plus s’imaginer qu’avec le Dieu unique on peut se débarrasser des envers d’ombre de la Lumière. […] plus et mieux nous scrutons l’être de Dieu, plus nous pénétrons les secrets embarrassants de l’homo sapiens, par quoi l’histoire des religions peut faire figure d’archéologie des dessous ambigus du phénomène humain et peut-être même de plongée dans l’inconscient collectif. C’est peut-être ce qui fait de la théologie une voie royale vers l’anthropologie – ou l’inverse, c’est selon. Ou l’inverse, disais-je en pensant à Voltaire, déiste anti-clérical. « Dieu, écrit-il, a fait l’homme à son image et l’homme le lui a bien rendu. » Un humaniste respectueux des divins mystères serait plutôt tenté de renverser la formule. L’homme a fait Dieu à son image, et le Dieu de Moïse et de Josué, de Saint Vincent de Paul et de la Saint Barthélemy, de IB’n Arabi et de Ben Laden le lui a bien rendu. Parfois même au centuple. »


Régis Debray

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